J'essaie de rationaliser. Toujours. Mon premier instinct est de ressentir, mon deuxième instinct est de minimiser. Mon troisième instinct est de ressentir, mon quatrième instinct est de rationaliser. C'est infini. C'est inconstant. Cela me convient. À peu près.

Je ne connais pas très bien M. (le Monégasque). Il s'entend très bien avec R. et le voit régulièrement ; R. est l'homme de ma vie (depuis bientôt quatre ans). Mais R. compartimente beaucoup ses relations amicales, et il se trouve que je ne suis pas compartimentée avec M. (sans rancune). Je crois que durant notre année et demie à l'Ecole, nous avons dû aller au cinéma deux fois en groupe, et je ne m'en souviens presque pas. Et puis, en mars 2014, j'ai rendu visite à R. et passé un peu plus de temps avec M., sans tomber sous son charme, tout à fait le contraire. Et puis, un jour d'été de la même année, j'ai appelé R. et suis tombée sur M. et ai discuté cinq minutes avec lui, sans tomber sous son charme, mais peut-être un tout petit peu.
Et puis, au printemps 2015, on se retrouve à Istanbul. Je visualise très bien le moment où tout a basculé pour moi. C'était à la toute fin, en plus. L'après-midi, on avait passé une heure à se promener dans la ville juste tous les deux. Le soir, je m'étais expliqué sur le cas R. parce que j'ai sous-entendu qu'il était gay et M. ne le savait pas (et il s'est avéré que d'une, M. n'avait pas remarqué ma parole douteuse, de deux, il s'en fiche de l'orientation de son ami, de trois, il pensait que R. et moi étions un couple).

(Quand j'y pense, je vois presque toujours le moment où ça bascule dans mes précédentes relations : c'est le moment où j'estime qu'un geste n'est pas amical mais "autre chose". Comme le jour où H. et moi avons passé trois heures en bas de chez lui à discuter. Comme le moment où M. m'a dit que j'étais quelqu'un de bien et qu'il a posé sa main sur mon mollet quand on était étalés sur le lit et qu'on rigolait tous ensemble.)

Je ne connais toujours pas très bien M. Quand je mens à R., c'est-à-dire dès qu'on évoque M., je lui dis que mes sentiments se résument à une sorte d'intérêt pour qu'on devienne potentiellement un couple. Ce qui n'est pas totalement faux, mais qui est surtout un énorme, gigantesque euphémisme. Je ne sais pas pourquoi je ressens ce que je ressens. Je n'ai aucune raison logique. (J'ai relu les articles du blog liés à N. et je n'ai jamais partagé quoi que ce soit d'aussi fort avec M., je n'ai pas passé la nuit à discuter avec lui, et d'autres choses dont je n'ai pas envie de me rappeler parce que c'est douloureux.)
Rien n'est suffisant pour expliquer. Il est gentil et prévenant (à m'envoyer des articles qui évoquent Shanghai et ce genre de trucs), mais mon ami MA. l'est aussi (et MA. m'a écrit que ça lui fendait le cœur de m'annoncer qu'il ne serait pas en France cet été, donc clairement il gagne la manche). Je le trouve chou (avec sa bouille et sa manière de parler et son surnom de "lapin" ou de "petiot"), mais je ne suis pas la seule (et les autres ne ressentent rien d'étrange pour lui). Il est intéressant et cultivé et intelligent (la géopolitique c'est son dada), mais R. l'est aussi (sur la politique, la religion, la culture, etc). On aime les mêmes séries (comme des millions de gens sur Terre). Il sent bon (comme des dizaines de gens dans ma vie).
Ses intérêts deviennent un peu les miens (pas vraiment, mais je ne peux pas m'empêcher de penser à lui quand quelqu'un met l'équipe de foot qu'il supporte, l'un des autres sports, ou la langue qu'il apprend sur mon chemin). Je n'ai envoyé que quatre cartes postales depuis mon arrivée : une à H., une à mon frère, deux à M. Je lui ai envoyé un roman que j'avais apprécié et que je pensais qu'il aimerait pour son anniversaire.

Certains jours, mes sentiments sont dormants et calmes et ne me font pas mal. Ces jours-là, je me dis que ce ne serait pas terrible de ne pas lui dire ce que je ressens, et que je pourrais passer à autre chose dès mon retour. Ces jours-là, je me rends compte que ce que j'ai dit à R. n'était que la pure vérité et que je suis très froide dans mon intérêt pour M. Ces jours-là, j'écris cet article.
Certains jours, j'ai l'impression de brûler d'amour pour lui et que cela me définit. Ces jours-là, je pleure pour tout et rien et je m'enfonce dans mon lit. Ces jours-là, je parle de lui à mes amis et je me sens légitime dans mes sentiments. Ces jours-là, je me sens coupable de mentir à R. Ces jours-là, je relis un ancien document que j'ai rédigé quand je n'en pouvais plus.

M. ressemble à H., sur certains points. Il semblerait que je sois attirée par les mecs avec qui je n'ai aucune chance de construire quelque chose, parce que ces mecs-là ne sont pas intéressés (ou ne montrent aucun intérêt) pour les relations sentimentales. Et bien sûr, je ne tente rien avec eux, je ne leur signale pas (pas par des mots) que je les aime bien. C'est simple pourtant, je me souviens que je l'ai fait une fois au lycée.
Et puis, je ne suis pas amoureuse. Je suis juste extrêmement touchée, attirée, chamboulée par eux. C'est une légère différence. Je ne ressens pas pour M. ce que j'ai ressenti pour N., soit parce que j'ai grandi et que je ne suis plus aussi naïve à me lancer dans un échec prévisible, soit parce que M. ne m'a pas donné de quoi ressentir autant que pour N., soit parce que je suis cynique et que je ne crois plus en l'amour.

Je ne crois plus en l'amour. Ou presque.
Je ne crois plus que mes sentiments suffisent pour me déclarer amoureuse.
Je ne crois plus qu'il faille être amoureux passionné pour être un couple durable.
Je ne crois plus que le premier regard établit une base pour une relation. Aujourd'hui, j'ai un certain nombre de relations amicales (ou s'en rapprochant) (notamment M.) sur lesquelles je n'aurais jamais parié dessus au premier regard.

J'ai envie d'aborder M. avec plus de maturité ; j'ai envie qu'on ait des rendez-vous au cinéma et au restaurant ; j'ai envie de lui dire que je l'aime bien et que ça ne change rien s'il n'a pas envie de se lancer dans une relation avec une inconnue (parce que c'est vrai, ça ne change rien, et je suis une presque inconnue).
J'ai envie de regarder M. et de ne pas ressentir cette envahissante tendresse.
J'ai envie que mes sentiments pour M. ne soient qu'amicaux.